Sur Working Class Woman, la productrice montréalaise Marie Davidson nous ouvre son journal intime, tout en poursuivant son audacieuse quête musicale au croisement de l’électro-industriel, de l’ambient, de l’italo-disco et du techno.

Lancé à la fin août, le premier extrait So Right nous emmenait visiblement sur une fausse piste avec sa facture dance et son habillage pop. Composée dans le cadre de Bullshit Threshold, spectacle interdisciplinaire qu’elle a présenté à Montréal 2016 et à Barcelone en 2017, la chanson a permis à la compositrice de sortir de sa zone de confort. « J’ai jamais fait quelque chose d’aussi accessible», reconnait celle que plusieurs ont connue au sein du duo Essaie pas. « Au départ, la pièce était intégrée au spectacle comme un commentaire sur la club culture, sur l’époque dans laquelle on vit. En la sortant de son contexte, je la trouvais effectivement un peu trop pop. Je me suis posé beaucoup de questions, mais finalement, je l’ai gardée. Le label l’aimait vraiment. »

Notamment marqué par ses réflexions sur le « monde de la nuit et du show-business », ce spectacle conceptuel a été le point d’ancrage pour la création de l’opus, qui a par la suite été nourri par les expériences de l’artiste lors de sa dernière tournée, en soutien à son album Adieux au dancefloor. « Je me suis ramassée avec 14 pièces, mais à mon sens, il n’y avait pas d’album là-dedans. J’ai donc filtré les chansons pour en extraire les meilleures et je me suis construit un pacing avec ça. L’important, c’était l’ordre, le fil narratif. Je vais trouver une histoire. »

Ainsi, Working Class Woman est un livre ouvert sur les pensées et les angoisses d’une auteure-compositrice-interprète qui, aux prises avec un rythme de travail intense et épuisant, tente de maintenir le cap et de garder le moral. « On est loin des chansons oniriques et plutôt floues de mes albums d’avant. C’est un album assez égoïste, plutôt intime. »

En ouverture, Your Biggest Fan témoigne avec cynisme des rencontres futiles et des conversations vides de sens auxquelles elle est confrontée soir après soir en tournée. Plus loin, sur The Psychologist, Davidson livre un portrait mordant de la thérapie qu’elle a entamée il y a plusieurs mois, avant de poursuivre son introspection sur La chambre intérieure, finale captivante qu’elle considère comme sa chanson la plus personnelle à ce jour. « J’étais chez mon père à la campagne quand je l’ai écrite. À ce moment-là, je vivais une période difficile, marquée par plusieurs changements. J’étais assise sur le bord d’un char, près d’une clôture, et je pensais à ma vie, à ma propre définition de l’amour », se rappelle-t-elle, encore habitée par une certaine mélancolie. « Je n’ai pas trouvé de réponses concrètes, mais j’ai compris que, pour aimer, ça prenait du courage. »

Rares sont les artistes issus du vaste milieu électronique à accorder une aussi grande importance aux textes. Dans une critique élogieuse de son troisième album, le magazine américain Pitchfork associait d’ailleurs Marie Davidson au courant poetronica, un genre nommé par The Guardian en 2011 dans la foulée de la sortie de We’re New Here, album de remix du producteur Jamie xx et du regretté poète Gil Scott-Heron. Pour la principale intéressée, cette dichotomie entre textes intimistes et musique taillée sur mesure pour les clubs va de soi depuis ses débuts comme productrice. « Pour moi, c’est une fusion naturelle, même que les mots viennent souvent avant la musique. En tournée, je prends souvent des notes dans mon téléphone : des courtes phrases, des jokes, des petites idées… Je m’en inspire après pour mes chansons. »

À cet effet, Davidson a profité à bon escient d’une immersion à Berlin, ville où elle a habité entre octobre 2016 et décembre 2017. La fougueuse scène électronique de la capitale allemande transparait dans le son et dans l’esprit de ce quatrième album. « C’est vraiment le Disneyland du clubbeur là-bas. Si tu veux, tu peux faire le party du jeudi au lundi, sans jamais aller te coucher », explique-t-elle. « La première fois que j’y suis allée, en 2012, j’ai beaucoup fait la fête, mais là, cette période-là de ma vie est derrière moi. Maintenant, je ne fais plus le party, c’est moi qui le donne ! À 31 ans, je ne suis juste physiquement plus capable. Même au niveau intellectuel, ça ne m’excite plus autant qu’avant. À la place, je fais de la méditation et du sport, et je m’intéresse à la psychologie. C’est un gros changement dans ma vie. »

Bref, Working Class Woman marque un tournant dans la carrière et dans la vie de l’artiste. Fière de son évolution artistique jusqu’à maintenant, elle entame une énième tournée européenne, qui l’amènera notamment en Pologne, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

Signe de l’engouement qu’elle génère de l’autre côté de l’Atlantique, il faudra attendre au mois de février pour la voir sur les planches au Québec, là où elle obtient encore un rayonnement très limité, malgré le Prix Musique électronique remportée au Gala de la SOCAN 2017. Sans en faire son cheval de bataille, elle s’explique mal la situation. « Si je comptais encore sur le Québec pour gagner ma vie, je serais encore en train de manger du Kraft Diner ! » s’exclame-t-elle, quelque peu amère. « Moi, j’ai beaucoup de respect pour la scène underground montréalaise. C’est de là que je viens, et il y a encore beaucoup de groupes très inspirants qui ont vraiment du talent. Mais au-delà de ça, c’est le désert. Y’a pas de place pour le genre de musique électronique qu’on fait. En fait, oui, à Mutek… mais c’est une fois par année ! À titre personnel, j’ai fait huit demandes de bourse au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et j’ai toujours été refusée. J’ai encore espoir que ça va changer, mais d’ici là, je continue à faire mes affaires. J’ai la chance de gagner ma vie avec ma musique, c’est ça qui compte. »