Ils sont le vent dans les voiles du jazz canadien : des joueurs de cuivres dynamiques et âgés de 40 ans et moins qui portent avec eux l’héritage de vétérans comme Jane Bunnett, Christine et Ingrid Jensen, Guido Basso et le regretté Rob McConnell. Ils sont partout, d’un océan à l’autre : des compositeurs et joueurs exceptionnels qui peaufinent leur art et explorent de nouveaux territoires tout en repoussant les frontières du jazz.

Originaire de Chilliwack, Tara Kannangara est une jeune trompettiste et chanteuse très prometteuse qui a su se tailler une niche dans l’Ouest canadien en compagnie du saxophoniste et flûtiste vancouvérois Ben Henriques, du tromboniste de Winnipeg désormais installé à La Nouvelle-Orléans Chris Butcher et de son collègue et compatriote winnipégois, le saxophoniste Paul Metcalfe. Kannangara lançait récemment son deuxième album intitulé It’s Not Mine Anymore qui propose une belle variété de styles qui puisent leur inspiration à tout vent.

« Mes influences sont nombreuses et j’aime plein de types de musique, heureusement, j’ai joué avec beaucoup de musiciens et de mentors, ce qui m’a donné une palette musicale très large », explique l’artiste qui avoue composer principalement au piano. « J’ai naturellement combiné tous ces genres et le résultat final est très multidimensionnel. La seule mission que je me donne est d’écrire de la musique que j’aimerais écouter. »

Un peu plus à l’est, à Toronto, on retrouve un vigoureux mouvement jazz. Le trompettiste globe-trotteur Mike Field, la saxophoniste Alison Young et la lauréate d’un prix JUNO Allison Au sont à la tête d’une meute de musiciens jazz qui jouent dans des salles spécialisées comme le Rex Hotel et le Jazz Bistro.

« C’est une scène très en santé », dit Au, qui affirme avoir voulu apprendre le saxophone pour émuler Lisa Simpson. « Les gens ne gagnent pas autant d’argent que dans d’autres scènes musicales, mais c’est une scène très active et bourrée de talent. C’est facile de se trouver des engagements, mais il faut souvent passer le chapeau pour faire de l’argent. On a parfois un cachet garanti, mais il y a fort à parier que vous ne repartirez pas les poches pleines. »

Le quatuor d’Au se produira au Festival de jazz de Monterey cette année, et elle affirme composer principalement au piano. « Lorsque je suis dans un “groove”, c’est généralement au piano, et je bidouille », explique la musicienne dont l’album Wander Wonder est son troisième en tant que leader de son groupe. « Je ne suis pas la meilleure pianiste, mais j’ai quand même étudié l’instrument pendant 12 ans, quand j’étais jeune. Je bidouille jusqu’à ce que je trouve quelque chose d’intéressant, souvent sous la forme d’un ostinato. Parfois c’est une idée de mélodie, et j’essaie ensuite de voir où cela mènera, harmoniquement. Je suis mon oreille. »

Une fois le concept de base trouvé, l’imagination de Allison Au prend naturellement la relève et bonifie l’instrumentation. « J’entends les membres de mon groupe jouer, et c’est ce qui me motive, plus que le son du saxophone », explique-t-elle. « J’entends l’instrumentation du groupe — basse, batterie, piano — très clairement dans ma tête. »

« Une partie du travail de composition consiste à choisir ses musiciens. » — Rachel Therrien

Même si le jazz est un idiome qui stimule constamment ses disciples, la raison même pour laquelle ils adorent cette musique, il n’en demeure pas moins que la viabilité financière est plutôt difficile à atteindre. Bon nombre de musiciens sont également des professeurs et la plupart jouent dans plusieurs projets en plus de jouer d’autres styles musicaux en marge de leur carrière. La trompettiste montréalaise Rachel Therrien est un bon exemple : si le jazz est son centre d’attention au chapitre de la composition, il n’est pas sa seule source de revenus.

« J’ai beaucoup d’engagements comme musicienne de session, et ils ne sont pas tous dans le domaine du jazz », explique la musicienne qui a enregistré Pensamiento en 2016 en Colombie. « Je joue beaucoup de musique de l’Afrique de l’Ouest, de musique cubaine et marocaine. J’ai toujours voulu jouer ces styles culturels, car ils influencent beaucoup mes compositions. »

Therrien fait partie d’une communauté de musiciennes où l’on retrouve notamment les saxophonistes Claire Devlin et Marie-Josée Frigon, et elle avoue que même si la scène locale est en bonne santé — Montréal a toujours été une ville de jazz, et le désormais quarantenaire Festival international de jazz y est sans aucun doute pour quelque chose, comme c’est le cas partout où il y y a un festival de jazz —, les endroits qui présentent exclusivement du jazz sont rares. « Il y a au plus quatre clubs officiellement jazz, mais c’est impossible de compter sur eux pour payer le loyer », explique-t-elle.

Therrien a récemment terminé l’enregistrement de son cinquième album, toujours sans titre, à Paris, et son processus créatif commence dans sa tête. « J’écris avec un crayon et du papier, d’abord, puis je passe à l’écriture des harmonies », poursuit la musicienne. « La plupart du temps cela se produit sur papier, également. »

Ce qui distingue Therrien, qui joue souvent à New York et en France, de ses pairs, c’est qu’elle pense souvent à des musiciens spécifiques lorsqu’elle compose. « Le jazz est en grande partie improvisé, donc la composition est la structure à partir de laquelle on improvise. Une partie du travail de composition consiste à choisir ses musiciens afin que leurs façons de jouer répondent à vos goûts. »

Du côté d’Halifax, la saxophoniste Ally Fiola est un peu une anomalie : compositrice jazz, elle veut à tout prix devenir compositrice à l’image et elle affirme que les deux disciplines interagissent l’une sur l’autre. « Quand je compose dans le domaine du jazz, j’ai un peu plus d’expression personnelle », dit celle qui a lancé son premier album, Dreaming Away, en 2018. « Mes compositions jazz penchent définitivement du côté mélodique et harmonique. Quand je compose pour un film, je suis au service de l’histoire et de la vision du réalisateur. Ce que j’aime, c’est que ça me donne la chance d’explorer des trucs plus variés. J’ai commencé à composer pour les films il y a à peine trois ans, et ç’a définitivement élargi mes horizons. »

Fiola, qui partage sa ville avec des musiciens comme le trompettiste Patrick Boyle et le saxophoniste Kenji Omae, souhaite explorer le jazz de La Nouvelle-Orléans, « avec une touche moderne », sur son prochain album et elle avoue être parfaitement à l’aise de composer directement sur son instrument principal. « Comme je suis une saxophoniste, je trouve souvent la mélodie en premier en bidouillant sur mon saxo », dit-elle. « Ensuite, je crée une partition dans les clés de mi bémol, si bémol, do et fa pour mon quintette. »

« Je trouve également des mélodies au piano, car c’est principalement comme ça que je compose pour les films. À partie de là, je travaille sur la progression harmonique, et je crois que c’est pour cette raison que mes compositions ont souvent des progressions qui sont différentes des standards. »

Comme pour la plupart des musiciens jazz, l’éducation est cruciale pour Fiola. Elle travaille actuellement à l’obtention de sa maîtrise en composition à l’image à la Kingston University de Londres, en Angleterre. « J’aime tellement la musique et j’espère pouvoir vivre du jazz et de la composition à l’image », confie-t-elle.

La plus grande leçon de vie que des polyvalents ambassadeurs du jazz canadien apprennent au quotidien est, en fin de compte, l’essence même du jazz : improviser.

En raison des limites d’espace et de ressources, il ne nous a pas été possible de mentionner tous les jeunes compositeurs jazz membres de la SOCAN œuvrant dans le domaine, mais nous tenions à vous en présenter un petit échantillon.



Reeny Smith affirme que la chanson qu’elle a écrite dont elle est la plus fière est « Dream », une magnifique ballade au piano lancée en 2014 et qui invite l’auditeur à « rêver grand, pas rêver petit ». « C’est la chanson que j’écoute pour me motiver tous les matins », admet la Néo-Écossaise, même après toutes ces années. C’est également, d’une certaine manière, une chanson qui l’a aidée à surmonter sa peur de ne pas être une assez bonne auteure-compositrice.

Il y a même une trace de cette peur dans la note biographique sur Smith que l’on retrouve en ligne : « je n’ai jamais cru que j’étais une bonne auteure-compositrice ». Pendant longtemps, cette artiste R&B ne se considérait que comme une chanteuse. « Le plus gros obstacle que j’ai eu à surmonter, c’était ma propre insécurité et mes attentes », poursuit-elle en se remémorant cet état d’esprit. C’est lorsqu’elle a réalisé que sa musique — surtout ses premières chansons comme « Dream » — était une source d’inspiration non seulement pour elle, mais pour les autres également, qu’elle s’est sentie validée. « Voir que ma musique aide les gens m’a aidé à avoir confiance en mon écriture. »

En fait, la qualité de son écriture lui a permis de signer un contrat avec CYMBA Music Publishing. Les récompenses aident aussi, et récemment, Smith a reçu sa part de trophées, notamment le prix de l’artiste de l’année 2018 des African Nova Scotian Music Awards ainsi que la médaille d’or dans la catégorie R&B décernée par The Coast dans le cadre de sa liste « Best of Halifax ». Elle a également été finaliste dans deux catégories aux East Coast Music Award, cette année. Toute cette attention lui arrive dans la foulée de la parution, en 2018, de son premier album intitulé WWIII : Strength Courage Love, une collection de chansons pleines de soul qui proposent des éléments de gospel et de dance music et qui abordent les hauts et les bas de l’amour.

Il n’y a aucun doute que les provinces de l’Atlantique sont entichées de Smith, et ce sentiment est réciproque. « Je n’ai jamais ressenti le besoin d’aller vivre ailleurs », affirme-t-elle, consciente que les scènes musicales canadiennes majeures se trouvent à Toronto ou Montréal. « J’aime vivre ici et j’aime savoir que je suis un exemple du talent dont regorge la côte est. »



Le récital de fin d’année du Regent Park School of Music en fut un que les étudiants n’oublieront jamais.

Le torontois Frank Dukes, l’un des rois de la production de musique pop contemporaine avec des collaborations avec les plus grands noms de la musique — Camilla Cabello, Drake et Post Malone — a passé trois jours avec les étudiants du RPSM, en hiver 2018-2019, pour l’enregistrement de Parkscapes, une approche caritative de sa propre initative révolutionnaire, Kingsway Music Library.

Frank Dukes (alias Adam Feeney) a révolutionné le domaine des échantillonnages en créant sa propre librairie de « loops » atmosphériques et éthérées pour lesquelles il octroie des licences afin de contourner le long processus de libération des droits. La prémisse de Parkscapes, qui est disponible par le biais de Kingsway, était que Dukes fournirait des échantillonnages et des arrangements exclusifs tandis que les jeunes du RPSM joueraient les instruments.

« C’était des trucs qui étaient déjà écrits », explique Dukes au téléphone depuis Los Angeles. « J’avais enregistré des démos au piano et d’autres trucs que j’ai faits moi-même. J’enseignais ensuite les accords aux jeunes et on trouvait des idées d’arrangements. Si je jouais du piano, par exemple, ce que vous entendrez sur Parkscapes sera ces jeunes qui chantent ou jouent une mélodie de steel-drum. Même écriture, arrangements différents. »

Dukes confirme que tous les revenus de Parkscapes seront versés directement à l’école. « Alors, disons que quelqu’un souhaite utiliser ces échantillonnages pour une chanson de Drake. Ils paieront les droits et ces revenus seront versés à l’école, puis, comme pour le reste des échantillonnages de ma librairie, des redevances suivront. Au fil des deux prochaines années, ces redevances serviront à financer le programme. »

Ce généreux geste de Dukes ne pouvait arriver à un meilleur moment étant donné les coupures majeures du financement des arts et des organismes à but non lucratif qu’a imposées le gouvernement conservateur de Doug Ford.

Dukes explique que son vieil ami Rana Chatterjee, un ancien animateur d’émission hip-hop à la radio et directeur de création adjoint pour l’agence publicitaire BBDO Canada à Toronto, l’a approché avec cette idée. « Au début, il me semble qu’il voulait proposer une idée du genre « Sample School » où je demanderais aux jeunes de Regent Park School of Music de venir jouer pour moi afin que j’utilise leur musique dans une de mes librairies, et on est partis de là. »

« Nous avons peaufiné l’idée et avons conclu que ce serait cool de créer une librairie musicale. C’est vraiment excitant, car il y a tout ce potentiel pour contribuer au financement de l’école, pourvu que la librairie soit populaire. Et jusqu’à maintenant, cette librairie a été utilisée par Drake, Kendrick Lamar, Logic, et bien d’autres. »

Dukes, qui a contribué à l’essor d’artistes torontois connus comme Bad Bad Not Good, River Tiber et Mustafa, a été très impressionné par les jeunes qui ont participé à l’enregistrement. « Le degré de talent de ces jeunes est remarquable », dit-il. « Ce sont tous des jeunes très, très spéciaux et doués. De mon côté, ça me donnait l’occasion de créer un pont entre des trucs qu’ils écoutent peut-être et ce qu’ils font à l’école. »

Dukes le Grand
Frank Dukes n’a jamais été plus demandé qu’il l’est actuellement et ses projets à venir incluant ceux  de James Blake, Post Malone et, bien entendu, le deuxième album de Camilla Cabello qui paraîtra dans la foulée de son mégasuccès planétaire « Havana ».

« Ç’a été pour eux une grande révélation de constater que les possibilités sont infinies et que si on s’applique vraiment quand on est passionné, il est possible de transformer cette passion en carrière et de faire ce que l’on a vraiment envie de faire. »

L’un des effets secondaires de la production de Parkscapes a été l’enthousiasme dont ont fait preuve certains jeunes plus timides inscrits à ce programme. « Je parlais avec quelques profs peu de temps après, et ils me disaient “Wow ! C’était fou ! Certains de ces jeunes sont très réservés, on ne les entend presque jamais et ils s’impliquent peu dans leurs cours au jour le jour, mais de voir à quel point ils étaient engagés, excités et revigorés par ce projet était tout simplement génial !” Je suis vraiment heureux que nous ayons pu vivre cette énergie le temps d’un projet. »

Dukes, qui a vendu son premier échantillonnage au rappeur américain Lloyd Banks pour la coquette somme de 5000 $, affirme que sa spécialité est l’émotion. « C’est une question de “feeling”, pour moi », confie-t-il. « Un signe qui ne trompe pas, c’est quand j’entends une chanson lorsque j’écoute une de mes “loops” et que je peux l’écouter sans arrêt sans me lasser, quand c’est quelque chose que je pourrais écouter indéfiniment. »

Dukes affirme qu’il y aura d’autres Parkscapes. « C’est un modèle que je souhaite transposer ailleurs, dans d’autres villes, d’autres pays. J’aimerais développer pour que ça devienne un projet encore plus grand que ce que je peux imaginer pour l’instant, quelque chose qui a un impact positif réel sur les jeunes, surtout dans des endroits comme Regent Park. »