En constante mutation, la scène hip-hop québécoise demeure dominée par les hommes. Reléguées aux seconds rôles, les rappeuses gardent toutefois espoir que les choses évoluent et que l’industrie vienne leur prêter main-forte dans un futur proche.

« Il est grand temps qu’on donne plus d’espace aux rappeuses québécoises », proclamait la journaliste Yasmine Seck de VICE Québec en janvier 2018. « En plein âge d’or du rap, les femmes seraient-elles restées sur le banc de touche au Québec ? » demandait un an plus tard la journaliste Stéphanie Vallet de La Presse dans un dossier étoffé, qui a soulevé les passions sur les réseaux sociaux.

Pour Frannie Holder, membre du trio rap Random Recipe, cet engouement médiatique à propos de la place des femmes sur notre scène rap locale n’a que du bon. « Il faut constamment en parler. Si jamais il y a des gens qui sont tannés de nous entendre aborder le sujet, dites-leur que nous, on est encore plus tannées de la vivre, cette situation-là. »

La rappeuse Sarahmée, qui vient tout juste de faire paraître son deuxième album Irréversible sous Ste-4 Musique, désire pour sa part que le débat actuel se change en actions concrètes. « On commence à avoir fait le tour de la question dans les médias, donc maintenant, faudrait voir ce que les diffuseurs ont à offrir. Jusqu’à maintenant, tout avance très lentement… On voit toujours les mêmes têtes d’affiche dans les festivals ! Quand je regarde l’offre des différents évènements, j’ai l’impression qu’on a trois ans de retard. À la longue, ça devient plate pour le public ! D’ailleurs, plein de gens m’écrivent dernièrement, car malgré ma belle couverture médiatique, je ne suis pas bookée dans un bon nombre de festivals. »

Une situation qui importune également Frannie Holder : « Les festivals disent qu’ils sont au bout de la chaîne de production et qu’ils dépendent de l’offre, mais en fin de compte, ils font bien souvent juste programmer ce qui est populaire dans l’espoir de vendre le plus de tickets possible. Je trouve ça assez hypocrite, car si un programmateur ne prend en compte que ce qui fonctionne le plus, un algorithme pourrait facilement faire sa job. En quoi mérite-t-il du financement ? Au Canada, il y a un devoir d’éducation qui vient à travers les arts. Ceux-ci doivent incarner le changement social et refléter les besoins de la population. Au Brésil, je suis déjà allée performer dans un festival paritaire et j’ai vu une tonne de rappeuses sur la coche, qui ont fini par m’inspirer. »

Issue du milieu du battle rap, la Gatinoise d’adoption montréalaise Honie B se dit également sensible à ces questions de représentation féminine dans le hip-hop. Toutefois, la rappeuse de 22 ans, qui prépare actuellement un premier projet solo, veut éviter toutes formes de discrimination positive. « Je ne voudrais pas me faire booker dans un show car les organisateurs ont besoin de remplir un quota féminin. Je trouverais ça insultant. »

Pour elle, ce n’est qu’une question de temps avant que les femmes prennent la place qui leur revient. « Le rap d’ici en est encore à se développer. On apprend tranquillement à connaître la culture, donc il faut laisser le temps aux femmes de s’émanciper. Veux, veux pas, ça reste un milieu assez rough. Tu dois avoir une assurance assez forte pour être capable de te démarquer. »

C’est ce qui arrive notamment à Naya Ali. Seule rappeuse signée sous une étiquette québécoise à forte propension hip-hop (Coyote Records), la rappeuse anglo-montréalaise connaît un certain succès depuis la sortie de son premier EP Higher Self l’automne dernier. Un coup de cœur instantané pour Rafael Perez, président et fondateur de l’étiquette. « C’est une fille rafraichissante, qui a du caractère, du chien. Dès que j’ai reçu son démo, je me suis dit : ‘’Wow ! D’où elle sort, cette fille-là ?’’ On ne recherchait pas d’emblée à signer une rappeuse, mais quand un coup de cœur comme celui-là arrive, ça fait plaisir. »

Les rappeuses sont toutefois peu nombreuses à envoyer leur démo à l’entrepreneur de Québec, selon ses propres dires. « Il y a probablement plein de bonne musique qui ne se rend jamais à moi, des jeunes artistes qui font des trucs exceptionnels dans leur sous-sol. Et, sincèrement, dans mes recherches, je n’en trouve pas beaucoup de nouvelles rappeuses… Je crois que d’en parler constamment dans les médias, c’est une bonne chose, car ça pourrait en motiver d’autres à montrer leur musique. »

« Ça prend des initiatives qui s’adressent à la réalité des femmes… Il faudrait que tout ça soit consolidé dans des programmes réels. », Frannie Holder

Et à force d’en parler, les choses bougent. Dernièrement, la Fondation Musicaction (organisation soutenant la production et la commercialisation d’une bonne partie des albums d’artistes francophones au pays) a lancé un projet pilote visant à soutenir les artistes interprètes et mères d’un très jeune enfant (0-2 ans) dans le développement de leur carrière à l’international. « L’initiative est née du fait que plusieurs musiciennes se sentaient brimées dans leur carrière une fois qu’elles avaient un enfant, car ça leur coûtait trop cher de partir en tournée », explique la responsable des affaires corporatives et légales de la société, Anne-Karine Tremblay, à propos de cette mesure exploratoire qui « rend admissible les dépenses relatives à un.e accompagnateur.trice entièrement dédié.e aux soins de l’enfant lors d’un déplacement ».

Sarahmée accueille cette nouvelle à bras ouverts. « Je me suis souvent faire dire qu’en étant rappeuse, c’était difficile d’avoir des enfants. Des proches se sont déjà fait dire des choses comme : ‘’Tu es sûre de toi ? Mais comment tu vas t’organiser ?’’ C’est vraiment une bonne idée, en phase avec le mode de vie de femmes, qui est beaucoup moins sédentaire qu’avant. »

Frannie Holder abonde dans le même sens : « C’est une façon de dire aux femmes : ‘’Vous êtes pas obligées d’arrêter votre carrière pour être mère !’’ J’ai souvent vu des femmes décaler leur carrière jusqu’à leur trentaine, alors que les hommes sont souvent à leur peak à ce moment-là. »

Selon l’autrice-compositrice-interprète de 34 ans, c’est en mettant l’accent sur les besoins des femmes à travers des initiatives de la sorte que les rappeuses pourront se faire davantage remarquer. « Ça prend des initiatives qui s’adressent à la réalité des femmes. On a beau s’entraider entre rappeuses, faire du mentorat ou du démarrage de carrière entre nous, il faudrait que tout ça soit consolidé dans des programmes réels. »

L’une des sources de financement qui permet justement de développer une compétence précise (que ce soit par l’entremise d’une conférence, d’un cours, d’un atelier ou d’un séminaire) est celle de l’aide au développement professionnel de la Fondation SOCAN. Également facile d’accès pour les jeunes rappeuses, l’aide au déplacement permet de couvrir une partie importante des frais de voyagement en vue d’une présence dans une vitrine ou une résidence, par exemple. D’ailleurs, Frannie Holder et la rappeuse montréalaise Hua Li ont bénéficié de cette subvention dans les dernières années.

Également à considérer, les formations que donne la Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec (SPACQ) permettent à des artistes de parfaire leur art (cours d’écriture, d’interprétation, de présence scénique…) et de développer leurs connaissances sur le plan des affaires (services d’avis juridique sur des contrats et de protections d’œuvres pour éviter la contrefaçon ou le plagiat). Comptant plus de 600 membres, l’organisation est constamment à la recherche de nouveaux talents désirant se professionnaliser.

Autrement, deux des subventions les plus accessibles pour les rappeuses francophones sont celles du soutien à l’émergence, et de la production et promotion de titres de Musicaction. Alors que la première s’adresse uniquement aux artistes en début de carrière qui s’autoproduisent, la deuxième concerne les artistes indépendant.e.s ou signé.e.s désirant produire quatre titres « dans la perspective d’une promotion immédiate ». Au-delà de ça, le financement qu’accorde Musicaction est bien souvent plus facile à obtenir pour les maisons de disques bien établies. Rappelons qu’en ce moment, les trois principales étiquettes hip-hop de la province (Disques 7ième Ciel, Explicit Productions, Joy Ride Records) sont considérées comme des producteurs reconnus par Musicaction et reçoivent ainsi une enveloppe annuelle de sa part pour produire les albums de ses artistes. Aucune d’entre elles n’a toutefois une femme dans son alignement.

Pour contrer cette prédominance masculine, Frannie Holder propose de s’inspirer de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), qui a récemment établi un plan d’action pour atteindre l’égalité hommes-femmes dans le milieu du cinéma d’ici 2020. Dorénavant, un producteur peut uniquement déposer deux projets de longs métrages de fiction «si l’un des deux est écrit ou réalisé par une femme ».

« En même pas deux ans, ça a fait toute la différence », remarque celle qui siège sur le conseil d’administration de la Fondation SOCAN depuis près d’un an. « Maintenant, ce serait intéressant de voir qui est financé en musique, au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) [et dans d’autres instances], et commencer graduellement des initiatives pour atteindre la parité. »

Chez Musicaction, cette idée fait tranquillement son chemin. « Dans nos derniers formulaires, on fait un recensement homme-femme pour avoir des données précises sur les projets qu’on finance. On n’a pas l’objectif de la parité à court terme, mais c’est certain qu’on a une sensibilité à cette question du côté de la direction. On fait notamment des efforts pour avoir plus de jurés femmes. Ça donne une écoute différente », indique Anne-Karine Tremblay.

Sans se prononcer clairement en faveur d’un financement paritaire pour le hip-hop québécois, Rafael Perez se dit ouvert au changement. « Je vais laisser les conseils d’administration juger de ces questions, car ça reste une question très délicate pour moi », admet celui qui compte aussi sur Laurence Nerbonne et Marième, deux chanteuses aux influences rap marquées, au sein de l’alignement de Coyote. « Mais bon, j’aime que les gens concernés fassent de plus en plus d’efforts [pour la représentation des femmes dans le rap d’ici]. Je vois ça d’un très bon œil. »