Signé sous la prestigieuse étiquette new-yorkaise DFA Records, le duo électro montréalais Essaie pas exacerbe ses démons et ses obsessions nocturnes sur Demain est une autre nuit. Rencontre.

La canicule frappe Montréal depuis quelques jours déjà. Si l’on se fie à l’image qu’ils projettent, Pierre Guerineau et Marie Davidson porteront du noir aujourd’hui, ce qui – rappelons-le – n’a rien de bien rafraîchissant.

À la sortie du métro Laurier, les deux complices sont méconnaissables : Marie a échangé son regard ombrageux pour un sourire désinvolte, et Pierre a tronqué le complet dandy pour un t-shirt bleu.

Bref, on est loin des photos de presse.

Essaie Pas

 

« Je crois qu’il y a un univers similaire entre les mots et les sons de notre musique. C’est probablement pour ça que ça n’a jamais été une barrière pour DFA » – Pierre Guerineau, Essaie pas

« C’est vrai que, généralement, les gens ont des idées préconçues sur nous », admet la chanteuse et claviériste. « On est perçu comme un groupe qui se prend vraiment au sérieux, mais pour vrai, c’est pas calculé de notre part. En dehors de la scène, on aime faire des blagues et faire la fête. Les gens savent que, dans un party, Marie ne va pas être dans le fond du bar à broyer du noir, mais bien en avant, en train de danser. »

« Je pense que c’est l’album qui propose ça, cette espèce d’image lugubre. La prochaine fois, on va dissiper toutes formes de doutes : je vais me mettre en chest sur la pochette, pis il va y avoir des ballons», blague son acolyte, également chanteur et claviériste.

Paru en février dernier, Demain est une autre nuit est « le premier vrai album » du duo selon Pierre, mais « le quatrième effort public » selon Marie. Teinté par les tourments, les obsessions et les démons des deux musiciens, il explore les courants vagues du techno, de la dark wave et de la synth pop, sans toutefois s’y restreindre.

« Pendant la création de l’album, on est passés par des moments pas faciles », confie Pierre, sans en dire plus pour l’instant. « Notre musique en a évidemment été inspirée, mais je crois que tout ça est voué à changer et à évoluer. Ça a toujours été le cas d’ailleurs. »

D’un studio « autogéré et illégal » à DFA

Mélomanes quasi obsessifs, Marie et Pierre se sont rencontrés au défunt studio montréalais La Brique. Jadis s’y étaient également installées des figures marquantes de l’underground montréalais du début de la décennie, telles que Dirty Beaches, Grimes, Sean Nicholas Savage et TOPS.

« Pendant sept ans, j’y allais presque tous les jours », se souvient la chanteuse, encore nostalgique. « C’était un local mythique autogéré et illégal, à la fois une salle de concert et un local de pratique. »

Arrivé à Montréal en 2006, le Breton d’origine Pierre Guerineau y a mis les pieds assez tôt dans son séjour. « Pendant un moment, c’était le seul truc stable dans toutes nos vies », se remémore-t-il. « On changeait souvent d’appartement et de relation, mais on revenait toujours à La Brique. »

C’est par l’entremise d’une amie commune (la chanteuse et productrice Xarah Dion) que les deux musiciens ont appris à se connaître. D’abord un projet rock expérimental (en formule trio avec Simon Delage), Essaie pas a ensuite tergiversé vers l’électro-blues sur Nuit de noce, un troisième EP paru en 2013 sous l’étiquette bruxello-parisienne Teenage Menopause.

Lancé sur son site Bandcamp, le mini-album a attiré l’attention de Kris Peterson, l’une des têtes dirigeantes de DFA Records, label new-yorkais notamment fondé par James Murphy de LCD Sounsystem. « Kris cherchait un groupe local à mettre en première partie de Factory Floor au Belmont », se rappelle Pierre Guerineau. « Le soir même, on n’a pas vraiment eu le temps de discuter avec lui, mais il a acheté une copie de Nuit de noce. »

« Pas longtemps après, il nous a écrit pour nous dire qu’il avait vraiment aimé ça », poursuit Marie Davidson. « Il voulait qu’on lui envoie nos nouvelles chansons une fois qu’elles seraient prêtes.  On a trouvé ça flatteur, mais on n’a pas vraiment pris ça au sérieux. »

« C’est surtout qu’on avait de sérieux doutes… Notre nouveau matériel était très différent de notre précédent », renchérit son collègue. « Mais on s’est quand même décidés à lui envoyer, et il a aimé ça. On a rapidement officialisé le tout. »

Pour un artiste québécois, cette signature a quelque chose d’historique, d’autant plus que le duo chante majoritairement en français. « Jamais Kris n’est venu nous parler de la langue. Il nous a même écrit : ‘’I don’t care!’’», relate la chanteuse, en riant.

« Je crois qu’il y a un univers similaire entre les mots et les sons de notre musique. C’est probablement pour ça que ça n’a jamais été une barrière pour DFA », ajoute Pierre. « Sans comprendre les textes, les gens peuvent en saisir l’atmosphère et le feeling. »

Essaie Pas

Musique pour noctambules

Déclamées avec un ton froid et posé, les paroles du duo vont de pair avec la musique ténébreuse qui les surplombe. Sans être déprimante, l’ambiance générale de Demain est une autre nuit évoque davantage la noirceur que la lumière. « C’est une vibe nocturne, étrange, sensuelle. Ça prend une tout autre dimension quand tu l’écoutes le soir », indique Marie Davidson.

« En spectacle, ça prend une tournure très dansante », ajoute son complice. « On aime à la fois faire danser les gens et leur parler directement. On veut toucher l’individu au sein de la foule. »

Évoquant l’obsession de la nuit, de la fête et de l’amour (ainsi que toutes les dépendances qui viennent avec), les textes ont eu un effet thérapeutique, quasi cathartique, pour le duo. « J’évoque des choses qui ont faites partie de ma vie à une certaine époque », confie Pierre, maintenant âgé de 34 ans. « Au moment où ça m’arrivait, c’était très difficile pour moi d’en parler… »

« Ça parle de notre vie, tout simplement », poursuit Marie, 28 ans. « Ce sont des choses qu’on avait déjà abordées avant, notamment sur une chanson plus humoristique comme Danse sociale. On y met en scène notre scène DIY, celle des partys qui se font buster par la police et des bars illégaux qui s’improvisent, celle des gens qui font de la drogue et qui baisent dans les toilettes. »

Rayonnement à l’international

Évoquant ainsi « la solitude des gens qui s’oublient dans la fête », le duo profite d’un enthousiasme  médiatique bien réel à l’international, comme en témoignent les bonnes critiques qu’il a reçues de la part de The Guardian et Pitchfork.

La tournée qu’il a faite dernièrement lui a confirmé que l’engouement était bien réel. « Il y a plus de gens qui nous attendaient que d’habitude », observe la chanteuse. « Pour un groupe pointu comme nous, c’est déjà bien de pouvoir remplir des petites salles, autant ici qu’en Europe ou aux États-Unis. »

Nommé sur la longue liste du Polaris, Essaie pas convoite davantage un rayonnement international qu’un succès local. « Encore aujourd’hui, je reste persuadée qu’aucun label montréalais ne prendrait la chance de nous signer, croit Marie Davidson. Notre musique avait beaucoup plus de chance de résonner avec un label extérieur. »

« Faut dire aussi qu’on n’a jamais envoyé notre musique à personne, sauf à ceux qui nous l’ont demandé , renchérit Pierre Guerineau. Ce n’est pas qu’on veuille se tirer dans le pied en gardant notre musique pour nous, mais disons qu’on ne cherchera jamais le compromis non plus. »

Bref, à l’instar de ses acolytes Bataille solaire, Xarah Dion, Police des mœurs, Jesse Osborne-Lanthier et autres artistes indépendants clés d’une scène électro montréalaise méconnue mais effervescente, Essaie pas poursuit son ascension sans égard aux tendances et aux barrières musicales.

« Même si on fait tous une musique différente, je crois qu’on est tous unis par notre désir de briser les cadres et de repousser les limites », explique le chanteur. « Bref, on aime bien se mettre en danger. »

À cet effet, la nuit continuera sans doute d’être une alliée de taille.