Comme pour toute histoire de rock and roll qui se respecte, tout a commencé dans un garage.

Dissimulé derrière le vénérable bar de blues Grossman’s dans le quartier chinois de Toronto, ce garage ouvrait ses portes au public en 2011 pour servir de vitrine à une souche résolument nouvelle de rock de guitare, un rock aussi sale et aussi laid que la ruelle couverte de graffitis et infestée de rats dans laquelle on le jouait à tue-tête. Cet espace sans nom ne pouvait accueillir qu’une cinquantaine de personnes à la fois, mais il y régnait une chaleur – au sens propre et au sens figuré – qui attirait les meilleurs jeunes artistes indie, punk et noise de Toronto et d’ailleurs. C’est notamment là qu’ont fait leurs premières armes le groupe punk rock vancouverois White Lung et le groupe électro-collagiste montréalais Doldrums avant d’attirer l’attention des étiquettes internationales et des festivals européens.

Un des spectateurs qu’on apercevait souvent au garage était Ian Chai. Il n’était pas un visiteur ordinaire, ne serait-ce que parce qu’il il avait une dizaine d’années de plus que les jeunes qui fréquentaient l’endroit. Mais, comme il l’explique en riant, « puisque je suis de type asiatique, personne ne se demandait qui était le vieillard dans l’assistance.» Chai avait des racines punk rock et les tatouages qui vont avec, mais il les dissimulait sous son costume pendant la journée.

Avocat de société à l’époque, Chai avait travaillé en Europe pendant une bonne partie des années 2000. À son retour dans sa ville natale de Toronto en 2011, il avait réalisé qu’il ne tenait pas à passer le reste de sa vie derrière une pile de dossiers. Il a alors décidé de joindre ses compétences en négociation à sa passion pour la musique en devenant gérant d’artistes. Il y avait un seul problème : « Quand je suis revenu à Toronto, explique-t-il, j’en avais été absent pendant cinq longues années, et ma connaissance de la scène locale était très limitée. »

Chai a donc décidé de faire ce que tout bon juriste aurait fait à sa place : étudier. Ses recherches sur la musique indie torontoise ont été grandement accélérées par sa rencontre avec Dean Tzenos, un ancien membre du groupe avant-grunge local Ten Kens qui était en train de lancer le groupe Odonis Odonis, un projet plus gothique, et qui avait besoin de conseils juridiques. Ayant appris que Chai s’orientait en gérance, Tzenos l’introduisit dans le milieu qui se développait autour du fameux garage de Chinatown, qui était animé par Denholm Whale, membre du groupe de Tzenos, ainsi que par Jude (seulement Jude), membre du groupe scuzz-punk HSY, et Stefi Murphy, artiste visuel résident de la salle. (Les trois compères louaient tour à tour l’appartement du sous-sol de la maison voisine pour s’assurer que ce loyer raisonnable – et l’accès au garage – reste dans la famille.)

« J’étais vraiment sceptique, admet Chai. J’étais comme, “Minute, j’ai pas besoin qu’une bande de jeunes de 19 ans me disent à quel point ils sont punk!” Mais ils avaient vraiment la vision de bâtir un espace communautaire et d’en faire le point de départ d’une future étiquette. Il était évident qu’on partageait les mêmes principes. »

Comme il fallait s’y attendre dans le Toronto des années 2010, le propriétaire du garage décida un jour de le transformer en appartement afin de pouvoir augmenter ses revenus locatifs. Après 18 mois de soirées trempées de sueur, l’endroit – qui était alors connu sous le nom de Buzz Garage – fut verrouillé en 2012. Or, si l’équipe du Buzz ne pouvait plus faire connaître les groupes rock underground les plus excitants à une petite bande d’inconditionnels du centre-ville de Toronto, elle pouvait en revanche les présenter au reste du monde grâce à la sagacité esthétique de l’équipe du garage et au sens des affaires de Chai.

« Je pense que c’est pour ça que les artistes aiment travailler avec nous – on a les même valeurs et on adore la musique bruyante. » – Ian Chai, de Buzz Records

Initialement, l’activité discographique de Buzz Records fut un prolongement pur et simple du rôle précédemment joué par le garage, et l’étiquette produisait fièrement les enregistrements discordants de groupes affiliés comme Odonis Odonis et HSY. Mine de rien, chaque nouvelle parution servait de rampe de lancement pour le prochain enregistrement, et le premier band à percer au sud du 49e parallèle fut Weaves, un groupe d’excentriques art-pop qui s’est vu reconnaître par Rolling Stone comme un « band à surveiller » après le lancement de son EP de 2014. Sorti en 2015, Sore, le premier album des misanthropes grunge-scarred de Dilly Dally, a fait encore plus de bruit dans le monde et a même été recensé dans The Guardian et Pitchfork. Cette renommée internationale, à son tour, a créé un climat favorable pour l’accueil critique des enregistrements des agitateurs noise-punk de Greys et des Weaves susmentionnés, deux formations qui parcourent l’Europe cet été après avoir lancé un album éponyme complet.

Le chanteur des Weaves, Jasmyn Burke, attribue une bonne partie de ce succès  à Chai lui-même et à son entêtement à faire connaître la musique de ses groupes aux bonnes personnes. « Ian est un passionné et même parfois un extrême, explique-t-il. Il sait mettre de la pression sur les médias et les festivals pour s’assurer que vous y soyez dûment représentés, et il y a des moments où vous devez être strict avec les gens. Mais vous avez besoin de monde comme ça  [comme Chai] – de gens qui n’ont pas peur de poser des questions, de frapper aux portes et de brasser la cage pour réussir. »

En un sens, l’évolution de Buzz n’est pas différente de celle de groupes indie canadiens plus connus comme Arts & Crafts et Last Gang, qui sont eux aussi le fruit de collaborations entre des professionnels aguerris et de jeunes cobayes idéalistes. En même temps, Buzz s’est vite rendu compte que, aujourd’hui, le travail d’une maison de disques ne se résume pas à vendre des enregistrements. Parallèlement à son étiquette de type traditionnel, Buzz a donc lancé une couple d’autres services spécialisés sur le thème de l’abeille, Beeswax Booking et Hive Mind PR, à l’intention des groupes de Buzz et d’autres formations.

Mais même si Arts & Crafts et Last Gang sont essentiellement devenues d’importantes nouvelles étiquettes canadiennes – avec des disques d’or et des statuettes Juno sur la cheminée et du financement de FACTOR en banque – Chai ne prévoit pas que Buzz s’orientera dans une autre direction. Même si sa philosophie « faites-le vous-même » n’a pas empêché l’étiquette de conclure un entente de distribution (d’ailleurs éphémère) avec Sony Music Canada et si Chai a lui-même fait partie du personnel de direction d’Arts & Crafts pendant un certain temps, l’acceptation de l’industrie musicale canadienne institutionnelle ne l’intéresse pas, chose que le caractère carrément abrasif de la musique qu’il représente ne favorise de toute façon.

« Oui, je veux payer mon loyer et manger, explique Chai, mais le genre de A&R que nous choisissons n’est pas celui d’une étiquette qui veut décrocher la lune. Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas de plans de développement, mais je ne crois pas que nous soyons le genre d’étiquette à compter sur l’aide de FACTOR. » Weaves et Greys en ont pourtant obtenu pour la production de leurs derniers enregistrements, reconnaît Chai, « mais l’étiquette de prend pas ses décisions en fonction des subventions disponibles. »

Chai préférerait que Buzz serve de carrefour à un réseau international d’étiquettes américaines et britanniques apparentées pour faire connaître la marque Buzz dans d’autres territoires. (Weaves ont signé des contrats avec Memphis Industries sur le scène internationale, et avec Kanine Records aux États-Unis; Dilly Dally ont signé avec Partisan Records hors du Canada; et les lancements américains de Greys sont orchestrés par Carpark Records.) Plus ses groupes pourront se produire en tournée et se faire de fidèles à l’étranger, plus Buzz touchera de revenus de gestion et de gérance et plus le logo manuscrit de Buzz deviendra un emblème de qualité. Les artistes de l’étiquette – dont les styles vont maintenant du dream-pop strident de Twist à l’électro stroboscopique Bad Channels – n’ont pas nécessairement le même son, mais vous pouvez compter sur le fait qu’ils répondent tous à la même rigueur esthétique.

« C’est intéressant », observe Jasmyn Burk, membre de Weaves. « En tournée, les gens nous posent des questions au sujet de Buzz, et je suis souvent surpris de voir qu’ils connaissent tous les groupes de l’étiquette. On a vraiment l’impression d’appartenir à une communauté. Ce qui se passe à Toronto à l’heure actuelle, c’est que les groupes font tout pour remporter un succès international. Donc je crois qu’il y a une saine concurrence au sein de notre étiquette [Buzz Records]. On peut aller plus loin si on le fait ensemble. Dilly Dally passe autant de temps que nous sur la route, et c’est agréable de pouvoir appeler d’autres musiciens et leur demander comment ils composent avec des tournées qui peuvent durer jusqu’à trois mois. Ça fait du bien d’avoir des gens avec qui parler. »

Malgré tout, comme c’est le cas de toutes les maisons de disques qui connaissent leurs premiers succès, Buzz est à la croisée des chemins. Le fait qu’un des premiers groupes de l’étiquette, Odonis Odonis, ait décidé de lancer son dernier disque, Post Plague, sur une autre étiquette indie torontoise, Telephone Explosion, suggère que Buzz est au seuil de la prochaine étape inévitable de son évolution, celle où les besoins particuliers des membres du groupe commencent à ne plus correspondre à la vision d’ensemble. (Tzenos n’a pas voulu commenter cet article, mais son collègue Whale est toujours actif au sein de Buzz où il dirige le service d’agence de spectacle.) Chai essaie actuellement de voir si le modeste personnel interne de Buzz (trois salariés à temps plein et deux à temps partiel) est suffisant pour gérer la demande grandissante pour ses artistes à travers le monde ou s’il lui faudra se joindre à une organisation cadre disposant de ressources plus importantes. Se gardant de révéler la nature de ses projets d’expansion, il insiste pour dire que, quoi qu’il arrive, la nouvelle manière renforcera la vision de l’étiquette plutôt que de l’embrouiller.

« Nous avons des plans de développement de 6, 12 et 24 mois pour chacun des artistes avec lesquels nous travaillons. Il ne s’agit pas de plans rigides, mais il faut décidément que nous ayons une vision d’ensemble en même temps – autrement, comment pourrions-nous voir si notre démarche réussit? Nous ne croyons pas au pourcentage de 1 sur 20 pour le succès de nos artistes. Nous savons que le modèle utilisé par l’industrie jusqu’à ce jour veut qu’un groupe couvre les frais d’exploitation de trois à cinq ans. Nous ne baserons pas nos activités de A&R là-dessus. On va épauler les groupes qu’on tient à épauler et en faire autant pour un groupe bruyant et dissonant comme Greys que pour un groupe pop comme Twist. Et je pense que c’est pour ça que les artistes aiment travailler avec nous – on a les même valeurs et on adore leur maudite musique bruyante. »