Notre homme n’avait pas commis d’album de compositions originales depuis Fou en 2005. Dan Bigras était pourtant visible ailleurs, comme à la télé, en tant que comédien dans le téléroman 30 Vies, au cinéma comme réalisateur du film La rage de l’ange (2006) ou, plus récemment, comme mentor d’Éric Lapointe à La Voix. Voilà qu’en février dernier paraissait son album Le sans visage, lui qu’on n’avait jamais autant vu que ces dernières années.

Au bout du fil, interrompant brièvement des vacances en République Dominicaine pour répondre à nos questions, il explique les raisons d’une si grande pause de nouveau matériel musical : « Comme j’ai un déficit d’attention, la notion de pause n’existe pas pour moi. En fait, mon problème, c’est que j’ai surtout beaucoup trop d’idées, que je dois noter sur-le-champ parce que dans trois minutes, elles ne seront plus là. Et que je dois faire un tri à travers tout ça par la suite… »   

« Il faut s’impliquer totalement sans aucune ostie de distance ! Après tu peux réfléchir un peu. »

Vrai que lorsqu’on accumule 50 chansons en quelques années, on peut comprendre que le tri doit se transformer en véritable casse-tête. Surtout lorsqu’on recherche une certaine cohérence et qu’on a des chansons dont les thèmes sont aux antipodes les uns des autres. L’amour heureux ou libidineux, l’amour sous toutes ses coutures, les laissés-pour-compte, les puissants, l’amitié indéfectible, les réseaux sociaux et leur surdose d’opinions, etc.

« Ça donne l’impression d’être beaucoup de travail d’écriture, de faire 50 chansons pour en garder une quinzaine, explique Dan Bigras. Mais après en avoir écrit 10, tu te retrouves à en écrire 10 autres… qui font paraître nulles à chier les 10 premières ! Ce qui fait que tu continues et qu’au bout de trois ans, t’es rendu à 50. Et quand tu t’aperçois que ça fait trois fois que tu réécris la même chanson, ben tu t’arrêtes. Le voyage est fini. Il reste à arracher les branches mortes, à tailler ça comme il faut, et à garder ce qu’il y a d’intéressant pour faire un disque. »

Mais comment fait-on cohabiter des chansons plus sombres et d’autres carrément guillerettes sur un même album sans que ça paraisse déséquilibré? Pour Dan Bigras, l’équilibre est une notion bien relative : « Moi, l’équilibre, ça fait longtemps que j’ai appris que ce n’était pas quelque chose qui se tient au milieu. Ce sont des extrêmes, mais bien balancés. Tu mets ton point d’appui dans le milieu et les extrêmes vont tenir. Ma vie est construite comme ça. Le milieu m’a toujours rendu malheureux depuis que je suis tout petit. C’est pour ça que j’ai ressenti le besoin d’aller dans les extrêmes. Dans mes tounes, c’est pareil, j’ai besoin d’une variété d’émotions et d’ambiances. C’est comme ça que j’ai trouvé l’équilibre sur Le sans visage. »

Bigras le dit lui-même, avec l’âge, il devient de plus en plus solitaire lorsque vient le temps de la création. Seul dans son studio-maison, il se parle et rit tout seul, engueule ses machines, mais il a surtout beaucoup de plaisir. Depuis qu’il est sobre, ces moments sont devenus sa façon préférée de délirer.

Mais n’y a-t-il pas un risque de manquer d’air à force de travailler seul, de ne pas avoir un regard extérieur qui aide à voir les choses d’un autre œil ? « De dire qu’un créateur doit prendre de la distance avec sa création c’est une grave erreur selon moi, » affirme Dan Bigras avec l’assurance du gars qui est passé par là. « C’est ce que beaucoup de producteurs disent pour justifier leur paye… Il faut s’impliquer totalement sans aucune ostie de distance ! Après tu peux réfléchir un peu. J’ai quand même une compagnie de disques avec des employés, j’ai des chums que j’invite sur des comités d’écoute et que je mélange avec des gens de l’industrie. Mais seulement quand je suis rendu assez loin, pas en plein processus de création. Je ne pourrais pas travailler avec un producteur qui vienne me dire que j’ai besoin de mettre plus de ci et moins de ça. Je trouverais ça insupportable… »

Ce que Dan Bigras a arrêté de trouver « insupportable », avec les années, c’est sa propre voix, une voix reconnaissable entre toutes, qu’il a appris à accepter, avec ses qualités et ses défauts : « J’ai arrêté d’être complexé parce que je ne suis pas un grand chanteur, » avoue-t-il sans une once de fausse modestie. « Je me suis aperçu que de tous les instruments que je jouais, ma voix était le seul qui disait des mots, qui partait de loin à l’intérieur de moi, et qui était vraiment bien plogué sur mon cœur. Et que c’était ça l’important. Je commence, à mon âge, à être capable de m’écouter. Parce que laisse-moi te dire que quand tu t’écoutes toute la journée, parce que t’es à l’étape du mix en studio, et que t’aimes pas ta voix, c’est long longtemps… Il y a des albums où j’ai tourné les coins ronds juste parce que je n’étais plus capable de m’entendre ! Maintenant je suis capable. Je suppose qu’on devient fataliste avec l’âge, on accepte qu’on n’ira pas ailleurs… »