Pour Bhagya et Priya Ramesh, créer de la musique vient avec une part de responsabilité et ces sœurs politiquement engagées de Calgary — dont le duo musical porte le nom de Cartel Madras — prennent cette responsabilité très au sérieux.

Bhagya, alias Eboshi, et Priya, alias Contra, ont formé leur duo trap il y a deux ans. Depuis, leur musique d’une rare énergie leur a valu d’être encensées un peu partout dans le monde, notamment dans les éditions indiennes de Rolling Stone et Vogue qui les a qualifiées « d’hybride tamil entre Pulp Fiction et MIA » qui nous proposent « des hymnes redoutables et irrévérencieux destinés aux femmes à la peau brune ».

En juin dernier, elles ont signé un contrat avec la légendaire étiquette Sub Pop, réputée pour avoir lancé Nirvana et Soundgarden, entre autres. « C’était un scénario de rêve d’être mises sous contrat par Ishmael Butler » (de Shabazz Palaces et anciennement de Digable Planets), raconte Bhagya depuis sa demeure à Calgary. « Tu parles d’une validation ! »

Dans un communiqué de presse, Sub Pop écrivait « Contra et Eboshi font une entrée fracassante dans le monde du trap et elles ont envoyé un signal très clair à leurs fans de plus en plus nombreux : elles ont fermement l’intention d’apporter quelque chose de nouveau dans le monde du hip-hop. »

Ce « quelque chose de nouveau » est une sonorité informée par les différentes identités du duo. Contra et Eboshi sont des femmes « queer » d’Asie du Sud-Est qui évoluent dans un genre à forte prédominance masculine et afro-américaine souvent critiqué pour ses propos misogynes et violents.

Les sœurs ne cachent pas que cet état de fait trouve écho dans leur musique. « Définitivement », de dire Priya. « Nous sommes deux femmes brunes qui investissent cet espace et qui tentent de se tailler une place dans un sous-genre du hip-hop qui est généralement associé au sexe et à la vie de “gangster” tout en essayant de dire quelque chose de nouveau. Il y a plusieurs strates dans le cocktail Cartel Madras. »

Bhagya prend la balle au bond : « nous avons de nombreuses conversations importantes avec les communautés que nous représentons. Nous avons absolument la responsabilité de participer dans ces communautés et de dialoguer avec elles, pas simplement de parler en leur nom, et c’est nécessaire, car au sein même de ces communautés il y a une grande diversité. »

Comme il fallait s’y attendre, le sujet de la montée du nationalisme hindou qui balaie l’Inde en ce moment est rapidement à l’ordre du jour. Nées à Chennai, une ville du sud de l’Inde auparavant appelée Madras, les sœurs ont récemment tweeté « les Indiens de la diaspora devraient être en colère et se manifester afin de dire toute la vérité sur la montée du fascisme dans leur mère patrie ».

“Le Goonda Rap est un combat juste. Il est épeurant, perturbant et “gangsta”.”—Priya Ramesh de Cartel Madras

« Il faut se faire entendre au sujet de ce qui se passe là-bas », insiste Bhagya. « On dirait que certains Indiens de la diaspora s’en foutent complètement ! Ils se sont servis de leur culture comme fondation pour leur plateforme, et je suis renversée de constater qu’ils ne se prononcent pas. À quoi bon avoir une plateforme si vous ne vous en servez pas ? »

Le Goonda rap — goonda est un mot hindi qui signifie voyou ou trublion — est la plateforme de Cartel Madras, un amalgame déchaîné de sonorités et de langues indiennes, de « beats » puissants et de rimes saccadées. « Le Goonda Rap est un combat juste », affirme Priya. « Il est épeurant, perturbant et “gangsta”. »

La discographie de Cartel Madras
* Age of the Goonda (EP, 2019)
* « Goonda Gold » (simple, 2019)
* « Lil Pump Type Beat » (simple, 2019)
* Project Goonda Part 1: Trapistan (mixtape, 2018)
* « Pork and Leek » (Single, 2018)

Elles affirment que le fait d’avoir grandi en entendant diverses langues et styles musicaux indiens est ce qui les a inspirées à faire carrière en musique. « C’était une évidence dès notre enfance que nous ne deviendrions pas des docteures, des avocates ou des ingénieures », dit Priya en riant. « On subissait la même pression que tous les jeunes de parents sud-asiatiques, sauf que nous on a réussi à leur faire changer d’idée. Quand on grandit dans une famille sud-asiatique, on a deux choix : obéir à ses parents ou rester sur ses positions. Nous sommes restées sur nos positions. »

Bhagya et Priya affirment avoir le plus grand respect pour les origines du hip-hop, « une sonorité qui ne nous appartient pas, traditionnellement. Mais nous avons notre propre voie, c’est notre interprétation du genre. »

Quand il est question de créer de la musique, Priya et Bhagya travaillent séparément « on écrit nos propres couplets, mais on collabore sur le “hook”. On arrive à bien équilibrer le tout. Nous connaissons les aptitudes et les talents de l’autre en tant que sœurs, et ça simplifie les choses quand quelque chose fonctionne ou pas. Les rares désaccords que nous avons portent sur le choix des “beats”. »

« Mais d’un autre côté, la première fois qu’on a entendu les “beats” de Age of Goonda, on a tout de suite dit “Oh! yeah! Ça y est, ça c’est le ‘beat’ qu’on cherchait.” On cherche constamment à repousser les limites de notre son. »