Alfa RococoEn regardant les quatre albums lancés par Alfa Rococo en quatorze ans de carrière, un détail frappe. Sur la pochette de chacun de ces disques pose le couple d’auteurs-compositeurs-interprètes Justine Laberge et David Buissières; or, sur L’Amour et le chaos, lancé début mai, pour la première fois, on ne voit pas leurs visages. Ils sont de dos, assis sur un chemin de terre. David Buissières : « La pochette résume super bien un des thèmes principaux de l’album : on est assis paisiblement en assistant à la fin du monde, une espèce de scène apocalyptique, la bombe qui vient d’exploser dans le désert… ». Justine complète sa phrase : « Mais on est là, bien ancrés, c’est dramatique, mais le ciel est rose… »

L’Amour et le chaos, donc. De l’espoir, voire un peu de lumière cachée dans les rimes, mais « y’a quand même un constat fataliste là-dedans », acquiesce Justine. « C’est vraiment le constat qu’on vit dans une époque trouble, le constat d’un cul-de-sac environnemental », précise David. L’espoir, et le pessimisme qui refait surface dans les textes, comme sur Chasser le malheur (2010) qui contenait les chansons Soldat de plombRêve américain et la chanson-titre sur une « musique super joyeuse » au service d’une histoire « de temps qui manque, du sentiment d’être pogné dans le cycle interminable du métro-boulot-dodo ».

Ce qui n’était peut-être qu’une image il y a huit ans est devenu leur quotidien. Entre Nos coeurs ensemble (2014), l’album « plus lumineux qui célébrait l’union », commente Buissières, et ce quatrième album, la vie du couple musicien fut transformée par l’arrivée de deux bébés. Désormais, chaque minute compte, insiste Justine en toussotant, symptôme de la bronchite transmise par la petite dernière, « évidemment, c’est toujours sur moi que ça tombe – David, lui, ne pogne jamais rien! Les cordes vocales sont maganées… »

David : « Je dis toujours : on n’a pas écrit de chansons sur le fait d’avoir eu des enfants, mais sur les effets collatéraux d’avoir des enfants. Les deux principaux étant le rapport au temps » exprimé dans deux des plus belles chansons de l’album, Le temps qu’il faut I et II, première portée par une rythmique aux accents de house, la seconde bercée par un tempo électropop planant – selon les deux musiciens, cet album est traversé par l’influence des nouvelles têtes d’affiche de l’électropop française telles que Fakear et Petit Biscuit. « Notre rapport au temps a vraiment changé; on se rend compte que c’est une richesse qu’on exploitait plus ou moins bien auparavant. L’aspect aussi de saisir le moment présent. »

L’autre effet collatéral, expliquent Laberge et Buissières, est la nécessité de fuir le pessimisme, justement. « On essaie de voir les brèches lumineuses », dit David en paraphrasant Leonard Cohen, « avec l’espoir que lorsque la fumée retombera, quelque chose de plus beau va renaître. C’est vraiment ça le thème de l’album. » Justine, elle, affirme ne jamais s’être sentie si angoissée depuis que la famille s’est agrandie. « Tout ce qu’on voit qui va mal ne nous concerne plus seulement, mais aussi ceux qui viennent après nous. » La petite dernière est née il y a six mois, elle n’a encore jamais connu un monde sans Trump…

Regroupement des artisans de la musique (RAM)
On devine que les soucis du duo à propos de leur métier ont aussi mijoté longtemps avant que David Buissières ne finisse par passer à l’action en cofondant le Regroupement des artisans de la musique (RAM), au début de l’année 2017. Le RAM, chapeauté par un Comité de direction composé de musiciens tels que Gaële, Stéphane Bergeron (Karkwa) et domlebo, vise à donner une voix et une direction politique aux musiciens pour favoriser « la révision du modèle de partage des revenus provenant de la commercialisation de la musique afin d’assurer la pérennité de la musique québécoise », indique-ton sur le site. Des musiciens qui parlent d’une même voix pour répondre au discours des producteurs, distributeurs, fournisseurs d’accès internet? Il était temps. « Disons que nous, tous les acteurs de l’industrie de la musique, sommes dans un atelier de peinture, illustre Buissières. Au centre, une chose à peindre, tout le monde à l’entour, les producteurs ici, les distributeurs ici, les diffuseurs ici, les plates-formes de streaming, et les musiciens, là. Tout le monde dessine la même chose – un album, une tournée, une carrière – mais personne n’a le même point de vue sur la chose. Et en plus, les musiciens ne se sont pas souvent présentés à l’atelier… L’idée, c’est d’abord faire en sorte que les artistes se présentent à l’atelier, et regardent bien comme il faut la chose. Surtout, rares sont ceux qui se donnent la peine de se déplacer pour comprendre le point de vue de l’autre. Nous, ce qu’on veut faire, c’est aller expliquer le point de vue du musicien aux autres. Ce qui frappe, c’est de constater que les gens de l’industrie se parlent peu, finalement. »

D’ordinaire, le thème général d’un disque s’impose dès le début du chantier : « Souvent, c’est une seule chanson qui va nous donner l’idée de la direction que prendra l’album, explique Justine. Mais c’est surtout au bout de quatre ou cinq chansons que le disque prend sa forme. » La proximité du studio avec la maison favorise le raffinement des maquettes, le constant état d’esprit qui engendre les lignes directrices de l’album : « On a le loisir de passer beaucoup de temps en studio à travailler les arrangements, abonde David. Puis survient un déclic, une chanson qui surgit et on se dit : Ah! C’est ça! »

David Buissières est aux commandes de l’enregistrement et conçoit l’essence des orchestrations du disque, sous l’étroite surveillance de Justine Laberge, qui se dit davantage mélodiste. « On fait du ping-pong avec les idées, précise Justine. Pour les textes, au début, on écrit un peu tous les deux ensemble, puis ensuite chacun de notre côté. »

La chanson-thème de l’album par exemple, a été écrite à quatre mains, « mais elle a mijoté longtemps, dit Justine. C’est la dernière chanson qu’on a faite, c’est elle qui a donné le ton. C’est la première fois qu’on nomme un de nos disques avec la dernière chanson à avoir été composée. » Et David d’ajouter : « On dirait que lorsqu’une chanson mijote longtemps, ça amoindrit la souffrance, la difficulté de créer des chansons. Une chanson comme L’Amour et le chaos a pu attendre trois mois avant d’être complétée. Tu fais une balade en vélo, et là tout d’un coup te vient une idée qui s’applique à la chanson. » La plupart de leurs compositions nécessitent cette période d’incubation avant d’être mûres. « C’est plus souvent trois mois que deux semaines d’attente, malheureusement! », échappe Justine en souriant. Ô temps, suspend ton vol…

« Je suis assez classique dans ma façon d’écrire, la poésie classique, romantique, ce genre de tournures de phrases, des inversions, estime Buissières. Des fois, c’est juste un peu too much, ma manière d’écrire, et grâce à Justine, ça finit par trouver le bon équilibre. »

Pour le couple, le chantier d’un nouvel album se divise ainsi en deux phases de travail, la passive et l’active. David : « Le travail passif, c’est la vie de tous les jours, l’accumulation d’idées, le petit carnet de notes pas loin, les flashs qu’on a juste en allant faire du vélo. Être à l’écoute et remplir le cahier de l’inspiration, je dirais. Alors que le travail actif, c’est être assis dans notre studio, faire des sons, trouver des riffs, ou à la table d’un café à écrire des textes, mettre la main à la pâte. Or le travail passif n’est pas à dénigrer, même s’il peut être long, parce qu’il y a beaucoup de petites idées, des mots, des grooves, des mélodies, qui mijotent longtemps, sur le feu. Quand on s’y met alors, tout ça a évolué dans notre esprit, on sent alors que c’est le temps de mener le projet à terme. »