Début décembre, Spotify annonçait que Drake a été l’artiste le plus écouté de la décennie. Selon les estimations, le MC torontois a été « streamé » 28 milliards de fois.

Que vous ayez ou non des réserves quant à la validité du nombre de diffusions en continu comme baromètre des tendances musicales, il n’en demeure pas moins que le fait que la nouvelle ait été accueillie par un haussement d’épaules collectif, comme si personne n’était surpris, en dit long. Il y a dix ans, peu de gens auraient pu prédire qu’un artiste hip-hop canadien serait l’artiste le plus écouté sur la planète, et ce, malgré le fait que le hip-hop était de loin le genre musical le plus populaire. D’un côté, cela est révélateur du terrain inconnu dans lequel le hip-hop canadien évolue en 2019, mais c’est également la pointe de l’iceberg, un minuscule aperçu de l’immensité du potentiel de la scène hip-hop canadienne.

Bien que l’influence de Drake soit à cheval sur la décennie précédente — son premier album, Thank Me Later étant paru en 2009 —, c’est réellement en 2011 que sa reconnaissance internationale a pris toute son envergure. Son album suivant, Take Care, a eu un impact qui se ressent encore aujourd’hui dans la sonorité du hip-hop et, bien entendu, sur les artistes hip-hop canadiens émergents. L’album a également ouvert la porte à toute une cohorte de producteurs audionumériques comme Boi-1da et T-Minus qui se sont taillé une place de choix dans l’arène hip-hop et pop mondiale grâce à ce qui allait être défini comme le « Toronto Sound ». En résumé, Toronto peut désormais se targuer d’être une ville qui exerce une influence considérable sur la culture hip-hop mondiale aux côtés de grands centres comme Atlanta, Los Angeles et la ville où cette culture a vu le jour, New York.

Il est désormais courant de voir des noms comme Murda Beatz, Frank Dukes, Wondagurl et toute une pléthore d’autres producteurs lancés par Drake derrière certains des plus gros « hits » pop et hip-hop de la dernière décennie.

Cela dit, on comprendrait un simple observateur de croire que Drake est le seul artiste hip-hop canadien en raison de son hyper visibilité. Rien ne pourrait être moins vrai. Et ça n’a jamais été le cas. Le hip-hop a toujours été de très grande qualité et n’a jamais eu peur de se mesurer aux artistes américains, et il suffit de penser à nos grands noms comme Maestro Fresh Wes — dont le succès Let Your Backbone Slide a récemment été intronisé au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens —, Michie Mee ou les vancouvérois Rascalz. Ces artistes n’ont toutefois jamais profité de la distribution numérique décentralisée des « mixtapes » qui est apparue à la fin des années 2000 et qui a joué un rôle crucial dans l’explosion de la popularité de Drake à ses débuts.

Shad, le rappeur de London, Ontario, qui a damé le pion à Drake pour le JUNO du meilleur enregistrement rap en 2011 grâce à son remarquable album intitulé TSOL, a bâti un catalogue enviable au fil de la dernière décennie grâce à la parution régulière d’albums intelligents et conceptuellement solides comme Flying Colours et A Short Story About a War. Ces albums sont des pièces cruciales du canon hip-hop canadien où le MC kenyan d’origine rwandaise aborde avec une approche panoramique bon nombre de questions pertinentes sur l’identité diasporique qui se veulent le reflet de perspectives et de voix importantes. Il ne faut pas perdre de vue que Shad a vu quatre de ses albums en nomination sur la courte liste du Prix de musique Polaris, ce qui est plus que n’importe quel autre artiste dans l’histoire de ce prestigieux prix.

Haviah Mighty, la gagnante de l’édition 2019 du Polaris et la première artiste hip-hop à le remporter — est un excellent exemple de ce que le futur pourrait bien réserver au hip-hop canadien au cours de la prochaine décennie. Son album primé, 13th Floor, aborde sans ambages la marginalisation qu’elle vit en tant que femme noire au Canada et il s’agit d’un véritable tour de force qui élargit notre perspective quant aux voix que l’on peut et doit entendre sur notre scène hip-hop. De la même manière, les compatriotes de Mighty sur la courte liste du Prix Polaris, Snotty Nose Rez Kids, sont les porte-étendards du hip-hop autochtone. Sur leur album Trapline, le duo issu de la nation Haisla et actuellement basé à Vancouver critique vertement la colonisation tout en exprimant sa dévotion spirituelle à l’environnement.

Il y a bien entendu d’innombrables autres artistes hip-hop d’un bout à l’autre du pays qui produisent de l’excellente musique. Même la liste des artistes qui sont potentiellement sur le point d’exploser à plus grande échelle serait trop longue — ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi —, mais il y a tout de même certaines tendances qui se remarquent alors que nous abordons les années 20.

L’influence de la culture hip-hop est indéniable et imprègne toute la culture populaire et même certains genres musicaux adjacents comme la musique électronique, comme en font foi les productions d’artistes comme Kaytranada et A Tribe Called Red et la cohorte de producteurs hip-hop canadiens bien établis. Le hip-hop continuera de donner forme et de faire évoluer la notion de ce que la musique canadienne est. Par ailleurs, fidèle à ses racines, le hip-hop canadien continuera de mettre de l’avant des voix et des questions qui ne sont pas abordées dans la musique populaire. Finalement, en raison de l’influence grandissante des artistes et producteurs hip-hop canadiens, des infrastructures de soutien pour ces artistes comme le Remix Project pourraient bien permettre à un plus grand nombre de futures vedettes internationales de se développer, ce qui augmenterait d’autant l’influence du Canada sur la culture hip-hop.

Des stars établies comme Tory Lanez et des créateurs excitants comme Clairmont the Second, Sydanie et Sean Leon ont tous leur créneau créatif, et leur ambition, leur passion et leur ingéniosité sont autant de raison pour lesquelles la voix des artistes hip-hop continuera de se faire entendre encore longtemps.